Nous sommes récemment revenus dans ces mêmes colonnes sur la crainte exprimée par plusieurs responsables de premier plan du monde économico-politique, quant à l’émergence d’une véritable
« guerre des monnaies ». A notre sens, celle-ci est déjà d’actualité, malgré les précautions d’usage empruntées par ces mêmes intervenants. Aux Etats-Unis, et en dépit des déclarations de façade habituelles prônant un dollar fort, le billet vert est consciencieusement instrumentalisé dans sa baisse, celle-ci étant considérée comme une véritable arme destinée à relancer les exportations et, de là, la machine économique américaine. En Chine, il en est évidemment de même. L’ex-Empire du milieu n’est encore qu’un « unijambiste » malgré les incantations récentes des hautes sphères politiques, la consommation des ménages ne parvenant pas à épauler les exportations toujours très dynamiques et qui bénéficient, entre autres, d’une monnaie sous-évaluée de manière planifiée. Entre ces deux blocs, c’est à dire comprimée entre ces forces, l’Europe fait office de tampon, ou de dindon de la farce, pour être plus trivial. Malgré une situation économique au mieux acceptable et des prévisions de croissance plus que limitées, l’euro n’a de cesse de s’apprécier face aux principales devises. Un paradoxe apparent qui s’explique toutefois. Si la Banque centrale européenne (BCE) n’est indépendante que par le cadre juridique qui est le sien (ses dirigeants sont nommés par les politiques des pays membres), celle-ci semble malgré tout bien plus éloignée des contingences nationales donc souvent bassement politiques que ne le sont ses homologues américaine et chinoise. Or, au terme du G20 qui s’est tenu à Séoul (Corée du Sud), certains grands argentiers du Vieux Continent ont exprimé leur mécontentement face à ce « deux poids, deux mesures ». Et d’une manière que l’on pourra saluer car relevant d’une certaine orthodoxie souvent oubliée en ces temps difficiles. Ainsi, et sa nationalité n’est pas une surprise en soi, le ministre allemand de l’économie, Rainer Brüderle, s’est montré critique à l’égard de la politique américaine d’augmentation des liquidités.
« De mon point de vue, une augmentation excessive et permanente des liquidités constitue une manipulation indirecte du taux des marchés des changes », a-t-il ainsi indiqué. C’est un fait avéré et il suffit pour s’en rendre compte de constater que l’annonce par la Réserve fédérale américaine d’une poursuite des rachats de titres du Trésor, les fameuses mesures d’assouplissements quantitatifs qui doivent être considérées comme le recours à la planche à billets dans son acception la plus grotesque, a conduit à la baisse du dollar face aux autres monnaies de référence.
Mais pourquoi ne pas aller plus loin et revendiquer, ouvertement, une fixation libre des taux d’intérêt, c’est à dire un système qui ne répondrait qu’à deux éléments, l’offre et la demande ? La monnaie demeure en effet encore « la chose du prince », comme cela fut le cas au Moyen-âge... Les conséquences – obligatoirement néfastes, ne nous leurrons pas – peuvent être limitées un temps mais au final, il en est tout autrement. Ainsi et depuis plus de dix années, la succession des bulles dites « spéculatives » s’explique par ces manipulations sur le « prix de la monnaie » et sur l’accès à un argent qui n’a jamais été aussi aisé. Avec un taux d’intérêt proche de zéro, de très nombreux projets commerciaux et industriels sont rendus possibles car ils deviennent rentables (faiblement, certes, mais rentables malgré tout). Nous l’avons vu durant la bulle Internet, pour une illustration radicale de ce phénomène. Reste que tout grain de sable grippe très vite la machine et que la bulle éclate, irrémédiablement...
Nous l’avons également constaté sur les matières premières, agricoles ou autres. Pire, les capitaux qui auraient pu être employés à des moyens plus « nobles » et donc plus rentables ne l’ont pas été, la facilité l’ayant en toute logique emporté. Dans l’immobilier, et les hérauts du secteur n’ont de cesse de nous le rappeler, les taux bas permettent l’accès à la propriété à des populations qui ne pouvaient même pas y penser. Sauf qu’en cas de coups durs, ces dernières ne peuvent rembourser leurs échéances. Nous l’avons vu aux Etats-Unis avec les « subprimes », le retour de bâton a été particulièrement néfaste, les mathématiciens de la finance ayant amplifié le phénomène qu’ils n’avaient pas créé, soulignons-le. Plus grave encore et du fait des taux maintenus à des niveaux planchers de manière artificielle, l’épargne n’est pas rémunérée à la hauteur des sacrifices qu’elle nécessite. La consommation et l’endettement à vocation consumériste sont érigés en valeur suprêmes, la devise « Argent gratuit » étant plébiscitée pour des réalisations de court terme. Mais c’est oublier que c’est par l’épargne et son accumulation que des projets structurants et progressifs ont été rendus possibles par le passé. Comment ne pas penser également aux grandes entreprises américaines qui s’endettent actuellement afin de racheter leurs titres sur le marché et ainsi faire progresser de manière comptable leur bénéfice par action ? Où est l’investissement ? Où sont les projets ? Qu’est devenu le capitalisme ? Ce ne sont là que des exemples, lesquels sont malheureusement légion. La manipulation des taux de change passe par la manipulation des taux d’intérêt. Celle des choix individuels tout autant. Plus généralement, l’économie d’aujourd’hui et surtout celle de demain auront toutes les peines du monde à se relever de cette situation car les mesures de bon sens sont pour l’heure systématiquement rejetées par ceux qui détiennent le pouvoir. Un sevrage est évidemment nécessaire et si la création d’un marché libre de l’argent n’est pas pour demain, une remontée des taux est quant à elle plus que nécessaire. Certes, la sortie de crise risque d’être plus délicate à négocier car bon nombre d’activités économiques, très peu rentables, ne s’en relèveront pas. Mais il convient une fois pour toute de siffler la fin de la récréation et de mettre un terme aux « années Greenspan ». La fête est finie, donc. Il est plus que nécessaire, et le plus vite sera le mieux, de faire accepter ce changement de politique monétaire par tous les acteurs économiques puis de modifier ou d’activer des mesures d’encadrement destinées à s’attacher aux défis qui s’imposeront (hausse du taux de chômage, désindustrialisation des économies matures, etc.) tout en encourageant l’investissement, la recherche et l’éducation. Et ce afin de partir sur de nouvelles bases, saines. Dans le cas contraire, les crises vont continuer de se succéder encore et toujours, les bulles gonfler puis éclater et les pays occidentaux poursuivre leur déclassement face aux géants en devenir du monde émergent, tout en laissant sur le bord du chemin une part grandissante de leur population. La question est donc la suivante : convient-il de privilégier aujourd’hui ou demain alors qu’il s’agit plus là d’un choix de société que d’un choix purement économique ? Comme nous le voyons sur de nombreux sujets actuellement au cœur de l’agenda politique, le présent a toujours la préférence des législateurs dont la frilosité prend le dessus sur la responsabilité. Mais espérons...